Extraits de textes tirés de "Saint-Laurent-de-Cuves • La vie d'une commune" de Michel Érard et reproduits avec l'aimable autorisation de l'auteur.
Au XIe siècle, le territoire qui s’étend au nord de la Sée, depuis Mesnil-Gilbert et Saint-Pois jusqu'aux limites de Brécey était appelé les Cuves. Ce nom trouve son origine dans le latin cupa, (vase, cuve, tonneau). Les villages des Vieilles Cuves, Petite Planchette, (sur Saint-Laurent) ou Cuvette (sur Brécey) appartiennent au même registre. Dans ces lieux, on s'occupait de tonnellerie. La Baudonnière pourrait avoir désigné, par confusion, l'endroit où l’on fabriquait un outil appelé « bondonnière » (gouge avec vrille servant à aléser et tarauder le trou de bonde des tonneaux).
L’ancienne voie de Legedia (Avranches, à l’époque de la Gaule romaine) à Ituvium (Étouvy, à la même époque), qui traversait ce territoire était encore très fréquentée au milieu du XIXe siècle, mais elle a cessé de l’être lorsqu'a été ouverte, après 1835, la route de Brécey à Saint-Pois par le bourg. Trois villages se trouvaient sur cette ancienne voie : les Vieilles Cuves, Gourgou et Forien. La tradition rapporte que cette route finit par partager, provisoirement et au détour d’une épidémie, les deux paroisses : Saint-Denis-de-Cuves (Cuves) et Saint-Laurent-de-Cuves.
Du Xle au XVe, la paroisse de Saint-Laurent fait partie du doyenné de Cuves et de l'archidiaconé de Mortain. D’un point de vue civil, elle dépend de l'élection et de la vicomté de Mortain, et elle est comprise dans la sergenterie Roussel. La seigneurie de Saint-Laurent fait partie de celle de Cuves jusqu'au milieu du XVIe siècle, époque à laquelle elle était restée dans la famille des comtes de Montaigu.
Au début du XVIIIe, Gabriel de la Robichonnière, vicaire de Saint-Laurent, achète la terre de Soudée et y fonde une maison de religieuses institutrices. En 1707, à la Garlière, il ouvre un séminaire, à côté duquel il aménage une chapelle en 1719 et une maison pour hospitaliser infirmes et malades. La pierre tombale de Gabriel de la Robichonnière transférée à Brécey après la Révolution a été replacée au séminaire en 1951.
L’époque révolutionnaire (1790-1800) est marquée par l‘attachement de la population à l’Ancien Régime. La municipalité n’est républicaine qu'en apparence.
En 1789, le curé Louis Bazin est délégué avec quelques autres prêtres des diocèses d'Avranches et de Coutances, pour présenter à l’assemblée du Grand Baillage du Cotentin, à Coutances, les doléances du clergé. Les États généraux rassemblant les trois Ordres, noblesse, clergé, et tiers état, s'ouvrent le 5 mai. Le 9 juillet, l’AssembIée Constituante est proclamée, I’Ancien régime supprimé. On abolit les privilèges (4 août 89), on nationalise les biens du clergé (nov. 89), on met en place la constitution civile du clergé (juillet 90). Sous la Terreur, le curé et ses 2 vicaires s’exilent. Ils reviennent à Saint-Laurent vers le milieu de 1797.
En 1894, et selon I’Annuaire du département de la Manche, Saint-Laurent possédait 1092 habitants (Saint-Pois : 749). M. Rubé en était le maire, M. Vénisse le curé, M. Robine, l'instituteur, Mlle Vieillard, l’institutrice.
En 1903, l’église, à l’emplacement d’une plus ancienne (1082), est rénovée. La séparation de I’Église et de l’État en fait la propriété de la commune. Le clocher du XVe est restauré.
Au XXe siècle, la population est touchée par les deux conflits mondiaux. Quarante morts sont à déplorer en 1914-1918. Dans les années 1939-1944, quelques habitants connaissent la captivité, le Service du Travail Obligatoire. Certains en liaison avec le réseau FTPF (Pauline et André Debon, Jules Dodeman, Marcel Paris) participent à des actes de résistance. Par ailleurs, Emile Mazier y perdra la vie.
Au Moyen-âge, la paroisse de Saint-Laurent comptait plusieurs moulins. L’un d’eux, le moulin de l’Isle, a été exploité par M. Marcel Mauduit jusque dans les années 1980. C’est un beau bâtiment dont on trouve la trace dans des documents de 1578. A l'époque, il avait deux roues, une meule pour le froment, l’autre pour le « gros blé ». Sur la façade sud, encore partiellement recouverte d’enduit, une grande porte ronde, où devaient s’effectuer les chargements et deux petites fenêtres carrées dotées de solides grilles.
A l’étage, là où on habitait, deux fenêtres aux appuis sculptés ; on y accédait par un escalier extérieur sur le pignon est. L’arrière du bâtiment est constitué de pierres de taille. Le pignon ouest qui s'appuie sur un contrefort présente, à son sommet, un pigeonnier.
Début août 1830, on rapporte que le prince de Polignac, président du Conseil des ministres de Charles X, se cacha dans ce moulin. Vêtu comme un meunier, il serait ensuite reparti vers Saint-Symphorien-des-Monts et aurait été arrêté le 14 août 1830 à Granville, alors qu’il tentait de s'exiler à Jersey.
Après avoir été meunier au Gast, mon père, Marcel Mauduit, est arrivé à Saint-Laurent en 1953. Il était locataire (il a succédé à M. Larsonneur). Il a cessé de travailler en 1989 à l’âge de 69 ans, et quitté le moulin en 2005. Il avait eu auparavant une vie mouvementée : rappelé 10 mois après avoir été libéré de son service militaire, il avait été fait prisonnier en 1939, s'était évadé, et avait dû travailler dans plusieurs moulins en Ille-et-Vilaine pour ne pas être repéré.
Peu de temps après son installation, mon père avait installé un quai de chargement devant la porte , une turbine et un moteur électrique pour faire tourner le moulin. Le système avait ainsi plus de force et pouvait fonctionner avec moins d’eau. Pour le blé, c’était un moulin à cylindres comme dans les grands moulins. Des chaînes à godets montaient le grain vers une trémie, il était broyé et la farine tombait dans le plansichter. C'était « l'âme du moulin », un système de tamis à plusieurs niveaux qui permettait d‘obtenir une farine de plus en plus fine. Le son arrivait dans une chambre, la farine dans l’autre. Pour l'orge, le « babillard » distribuait les grains entre les deux meules et la farine obtenue était plus grossière, elle comprenait l’écorce et était destinée aux animaux.
Les cultivateurs apportaient le blé et l’orge, le meunier faisait le travail et gardait un certain pourcentage de la farine ou/et du son en fonction de la qualité du grain. C’était ce qu’on appelait « la mouture », « la coutume», ou « l’échange ». l| n’y avait pas de circulation d’argent. Il avait beaucoup de clients sur Saint-Laurent mais aussi sur Le Gast où il faisait une tournée et Coulouvray. Bien-sûr, certains apportaient du mauvais blé et voulaient repartir avec de la bonne farine ! A cette époque-là, les gens faisaient leurs pains eux-mêmes. Ensuite mon père a acheté le blé aux coopératives et a revendu la farine directement aux boulangers.
Pour la farine de blé, il avait un certain contingent à respecter et ne devait pas dépasser un nombre de quintaux défini. Cela déterminait le montant des impôts et il y avait donc des contrôles, en général un par an. Il est arrivé que, souvent sur les conseils de concurrents pas très bien intentionnés, des inspecteurs, viennent au moulin. Un jour, l’un d’eux est resté une journée entière à faire des vérifications : il s’était trompe de 10 cm en mesurant un boisseau. Plus tard, un autre est venu lui aussi à la recherche d’une fraude éventuelle. Mais comme il n’appréciait pas les dénonciateurs, il s’était arrangé pour être vu lorsqu'il passait devant le moulin pour laisser le temps au cultivateur de disparaître.
Actuellement, le bief a disparu, et il n'y a plus qu’un filet d’eau au moulin. Les vannes ont été emportées par un gros orage alors que mon père était presque à la retraite. N’étant que locataire, il ne s’est donc pas occupé de remettre tout cela en état. Et comme cela fait plus de 30 ans que l’eau n’a pas coulé dans le bief, le droit d'eau s’est trouvé aboli. L’appartement étant à l'étage, et les machines au rez-de-chaussée et au-dessus, on pouvait entendre tout ce qui se passait. On surveillait à l’oreille, ou on tenait compte du temps passé… « Va me remettre de l’orge ! », disait-il après un certain temps. Si le grain venait à manquer, le système s'emballait, les meules s’affolaient, il fallait être rapide pour intervenir... La couronne et certains engrenages en fonte pouvaient résister, mais les dents en bois de pommier, pourtant très dur, pouvaient casser. C’était la hantise de mon père. Quand cela arrivait, il les faisait réparer chez Roger James. De temps en temps, il fallait « rhabiller» ou « rebattre » (redonner aux meules la rugosité nécessaire) les meules avec un marteau spécial avec des embouts qu’on affûtait ou en tungstène. Le « rhabillage » s’effectuait après un certain nombre de sacs, d’après le poids de farine produite ou en prévision de la période de battage. Selon le grain ou la finesse de farine recherchée, on pouvait monter ou descendre la meule supérieure et faire des réglages.
Lorsque j’étais jeune, il m’est arrivé de passer des après-midi entières, devant le déversoir, à regarder les truites remonter le courant. Certaines devaient faire de nombreuses tentatives pour franchir les deux marches de presque deux mètres chacune. En décembre, on allait en récupérer avec des paniers à pommes. Bien entendu, les garde-pêche n’étaient pas sans le savoir... Et lorsque le curage du bief avait lieu, il fallait les prévenir la veille pour qu’ils récupèrent le poisson. Il en restait malgré tout quelques-uns dans les trous d’eau... Tout cela avait son charme, la vie d’un moulin, c’est quelque chose de particulier. C’est sans doute dû à la présence d’une rivière ?
Parmi les quatorze croix de chemins que possède Saint-Laurent-de-Cuves, deux sont plus connues.
Élevée au début du XVIIIe siècle par le prêtre P. Lecoq (1652-1717), elle fut abattue et relevée à plusieurs reprises au moment de la Révolution.
Elle était devenue un lieu de pèlerinage, et à une époque plus proche, on y conduisait des enfants en bas-âge qui avaient des difficultés à marcher, en espérant que guérison s’en suive.
Un tronc métallique scellé sur le dé de la croix recevait les offrandes.
Située entre les hameaux de la Chaulourie et celui de la Hogue, elle marque la limite entre Saint-Laurent et Coulouvray, à 200 m d’altitude.
Un grand chantre a dû la faire édifier, peut-être Nicolas Jouault, originaire de la paroisse, qui fut grand chantre à la collégiale de Mortain de 1603 à 1632. De là, on peut découvrir la vallée de la Sée et Tombelaine... si le temps le permet.
Jacob de la Robichonnière, notaire au siège des Cresnays et du Mesnil-Adelée, puis lieutenant civil et criminel en l’élection de Mortain, fut aussi conseiller du roi. ll eut une belle fortune et un fils : Gabriel de la Robichonnière (1667-1743).
Devenu vicaire à Saint-Laurent-de-Cuves, Gabriel de la Robichonnière consacre ses revenus aux œuvres pieuses, et projette donc la construction d’un séminaire pour les pauvres et d’une chapelle. L’autorisation du roi lui est accordée en 1702. La chapelle est consacrée en 1712, mais le séminaire ne peut être habité qu’en 1717. En 1725, il en devient le supérieur et en 1743, il en confie la direction aux Eudistes. Ceux-ci, refusant le serment à la Constitution civile du clergé doivent se disperser. En 1792, la propriété, bien de l’Etat, est vendue à un citoyen de Coulouvray, Pichon-Peillonnière qui fait démolir la chapelle et près d'une moitié de la maison. Il y installe une filature de coton, puis un atelier de cordonnerie. En 1828, il vient habiter la propriété. Actuellement, c’est une exploitation agricole.
C'est vers cette même époque que Gabriel de la Robichonnière comprend la nécessité d’une maison pour instruire les maîtresses destinées aux petites écoles. Il fait venir deux religieuses du Carmel d'Avranches et les installe à Soudée, village tout proche de la Garlière où doit s’élever le nouveau séminaire. Les sœurs bénéficient des avantages que leur procure sa proximité pour leurs exercices religieux, et à l’inverse, leurs services étaient appréciés dans les domaines de la cuisine, de la lingerie et de l’infirmerie du séminaire. A cette époque, les deux maisons se situent dans un endroit difficile d’accès. Les chemins sont impraticables pendant la moitié de l’année.
La maison de Soudée, bâtie dans les premières années du XVIIIe siècle pour loger une petite communauté, comprenait un rez-de-chaussée et quelques chambres au premier étage. En réalité, il n’y eut guère plus de deux ou trois maîtresses, mais elles formaient des jeunes filles envoyées ensuite dans les paroisses pour instruire les enfants. Vers 1725, elles reçoivent une maison dans le bourg de Saint-Laurent pour tenir une école paroissiale.